Le phénomène de prêches islamiques en ligne
- Claudio Da Silva
- 23 mars
- 17 min de lecture
Les « Imams Youtubeurs » sont-ils souhaitables ou condamnables ? Durant notre étude, nous allons nous concentrer sur la figure de Rachid Eljay, appelé aussi Rachid Abou Houdeyfa ou encore « l’imam Youtubeur de France », et plus particulièrement sur son discours dans sa vidéo intitulée « Où sont les imams ? »1. La thématique générale de cette vidéo est d’honorer les imams, de condamner les bombardements actuels israéliens sur la Palestine et sur la bande de Gaza, et d’appeler à une union des frères et sœurs musulmans (la Umma2). Les enjeux de son discours sont pluriels, mais nous nous focaliserons sur trois aspects : l’examen du contenu de son discours en relation à la pensée islamique, l’analyse de la manière dont certaines situations contemporaines, inexistantes à l’époque du prophète, sont abordées dans son discours (la question de l’herméneutique contemporaine), et nous conclurons par une réflexion personnelle sur le phénomène des prêches islamiques en ligne.

1. Examen du contenu et identification d’éléments de la pensée islamique
Afin de démarrer notre commentaire sur des bases de compréhension communes, commençons par définir le terme d’« imam » que l’on retrouve dans le titre de la vidéo et de présenter le contexte de son discours. Le mot « imam » vient de l’arabe : imām, إمام, persan : emām, امام, et désigne le guide religieux des musulmans, « celui qui est devant ». Il dirige la prière en commun et est de préférence une personne qui doit être instruite (arabe : عُلَّامة [Ullamah]) en ce qui concerne les rites et la pratique au quotidien de l’islam3. La date de diffusion du discours est celle du 28 octobre 2023. Le contexte historique (Sitz im Leben) consiste en la prolifération de vidéos religieuses sur Internet. La professeure G. Benjamaa écrit : « Selon Stephen O’Leary, « l’avènement d’Internet a été́ aussi révolutionnaire pour le développement des religions et leur diffusion que l’invention de l’imprimerie » (1996). En 2000, environ un million de sites proposaient un contenu religieux. Aujourd’hui, en juin 2023, ce n’est pas moins de 2,48 milliards de contenus qui sont recensés à partir du mot « religion » sur Google.com »4. Ce contexte historique a ouvert un nouveau champ d’études, celui des Digital Religion Studies. Benjamaa poursuit son explication en précisant que « depuis une dizaine d’années, les réseaux sociaux et plus particulièrement YouTube, mais aussi plus récemment TikTok, sont devenus les outils phares des imams et autres prédicateurs »5. Les vidéos de Rachid Eljay, qui cumulent des millions de « followers » et des dizaines de millions de vues sur Internet, sont donc issues de ce contexte, et l’intention explicite de son discours ici traité est « [d’avertir] contre les méfaits des réseaux sociaux »6 et des individus qui véhiculeraient un enseignement islamique erroné ainsi que de rassembler les « frères et sœurs musulmans » sous la cause politique palestinienne et d’honorer le travail des imams. L’intention implicite semble celle de diffuser la religion musulmane dans la francophonie mais nous verrons que son personnage est controversé par son parcours et certaines contradictions de ces propos. Les destinataires explicites de ses vidéos de prêche en ligne sont les musulmans de France. Cependant, suite à des enquêtes sur l’auditoire réel de ces vidéos, nous assistons à une hybridation entre valeurs musulmanes et chrétiennes, ce qui nous fait estimer que les destinataires implicites seraient toutes les personnes, religieuses ou laïques, qui s’intéressent aux valeurs morales et à un monde plus « humain » (Eljay démarre d’ailleurs sa vidéo avec ce terme). Le genre littéraire est donc celui du discours oratoire télévisuel. Sa structure semble se séquencer en : choc émotionnel (guerre à Gaza) pour capter l’attention et la canalyser sur le message politique, mise en exergue de l’importance de l’islam et du travail des religieux islamiques, et clôture liturgique (remettre tout à Dieu et prier). L’originalité de l’œuvre est sa capacité à impacter le monde moderne de manière prolifique et diversifiée tout en véhiculant certaines idées traditionnelles et figées, mais aussi de réussir à redorer le blason de la popularité religieuse dans une société profondément séculière et athée. Son influence (Wirkungsgeschichte) est de grande ampleur puisque sur YouTube, Rachid Eljay dispose d’une communauté de plus 2,4 millions d’abonnés et cumule 231 millions de vues au total7.
Suite à cette présentation du contexte, analysons à présent le contenu thématique du discours, qui comporte des éléments fondamentaux de la pensée islamique, que l’on répertoriera comme le suivant : l’énoncé « Subhanahu wa ta'ala »8, généralement utilisé comme début de récitation coranique (0:01) ; le prédicateur évoque les valeurs de « compassion, humanité, miséricorde » (0:11), fondamentales de la pensée islamique, mais il ajoute « peu importe sa croyance », ce qui nous montre qu’il s’adresse aussi aux destinataires implicites (les humanistes de toutes les croyances), qu’il continue d’adresser plus loin par « il y a même des non musulmans qui soutiennent nos frères et sœurs opprimés » (7:05) ou encore « nous sommes des humains, nous sommes des croyants, nous sommes des musulmans » (1:07), qui dénote un intéressant effet rhétorique en entonnoir comme pour adresser tous les humanistes et les croyants à s’intéresser aux musulmans ; « inch’Allah » qui veut dire « si Dieu le veut » ; « il incombe [...] d’invoquer Allah […] afin qu’il déverse la sérénité et le secours sur nos frères et sœurs en Palestine » (1:14), ce qui montre l’idée de rassembler la Umma en « utilisant » la cause palestinienne, mais nous verrons que cette Umma peut être perçue comme universelle et qu’on pourrait y voir un discours antithétique entre son propos « peu importe la religion » et sa vision des « frères et sœurs » qui ne seraient donc pas les juifs ni les non-musulmans en général ; on y trouve l’invocation de versets9 du Coran en arabe10 ; il critique les fauteurs de troubles sur les réseaux sociaux qui essaient de scinder la Umma11 en discréditant les prêcheurs de la foi musulmane comme les enseignants et les imams, et compare leurs actes à ceux de Shitan12 qui « aime diviser » - cela renvoie historiquement à la situation de scission et de la succession du califat que vit l’islam dès la mort de son prophète Muhammad et plus particulièrement dès l’assassinat de son successeur Ali qui « marqua le début des divisions qui perdurent au sein de la communauté musulmane, donnant naissance aux principales branches que sont le sunnisme, le chiisme et le kharidjisme »13 ; « Ils [les imams] ne sont pas là pour échauffer les esprits » (2:54) renvoie à la qualité spirituelle musulmane de ne pas se laisser porter par les émotions mais de se laisser guider par la raison, qu’il va réitérée plus loin lorsqu’il déclare qu’il ne faut pas laisser les émotions parler mais « la science, la sagesse et la clairvoyance » (6:33) ; « Allah ne change pas l’état d’un peuple tant que lui-même ne change pas son propre état »14 (5:18) indique l’intention activiste de d’Eljay et son urgence missionnaire à acter dans le monde ; « réformer d’abord soi-même pour réformer ensuite son entourage, son quartier, son pays, le monde » (6:08) montre une direction réformatrice de son discours, mais l’est-elle vraiment ? ; « on soutient les opprimés » (6:47) montre l’importance islamique de la charité et de se mettre au côté des opprimés plutôt que des oppresseurs, point capital de la pensée islamique que nous soulèverons ultérieurement ; « tu n’as pas fait ta prière du matin car tu as passé ta nuit peut-être à critiquer les imams » (7:21) fait référence à la salat (les cinq prières quotidiennes), l’un des cinq piliers de la foi islamique ; enfin, notons la manière dont Eljay propose la prière comme solution aux crises, à la perversion et aux divisions et honore les imams qui « ont compris qu’il faut revenir vers Allah » (monothéisme abrahamique) au lieu de faire des manifestations gigantesques ; la bénédiction finale « que Allah nous accorde sa miséricorde, son assistance, et son secours » (7:44) et le liturgique As-salamu Alaykum (« que la paix soit avec toi/vous ») sont aussi des éléments fondamentaux de la foi musulmane. En fin de compte, nous constatons que deux concepts clés de la philosophie islamique classique (falsafa) se trouvent dans son discours, la rationalité et l’unité divine, mais qu’il semble en manquer un : l’amour15.
2. Analyse de l’herméneutique contemporaine utilisée
La suite de notre analyse portera sur la manière dont certaines situations contemporaines, inexistantes à l’époque du prophète, sont abordées dans le discours. En effet, Benjamaa déduit ainsi : « Imprimerie, radio, télévision et désormais Internet, les institutions religieuses ainsi que leurs acteurs ont toujours su se saisir des opportunités techniques à leur disposition. La présence massive des religieux sur les réseaux sociaux numériques n’a en cela rien de subversif »16. Il existe donc de nos jours un caractère « indispensable » des plateformes numériques dans la quête de la propagation de la parole divine. Certes, elles représentent un moyen de communication et de diffusion qui n’existait pas du temps de Muhammad. Selon la chercheuse H. Campbell, cette dimension ouvre la recherche à la nécessiter « d’étudier les implications à la fois en ligne et hors ligne du culte mais aussi la reformulation et les ajustements de pratiques religieuses existantes » (2017 : 17)17. Cela ouvre la recherche à de nouvelles méthodes, comme la sémiotique sociale, qui nous permettent de mieux appréhender la manière dont ces « nouveaux imams » interprètent la pensée islamique pour mieux l’adapter à la réalité contemporaine. En outre, ces réflexions au sujet des problématiques relatives à la prédication en ligne incluent l’aspect de la monétisation18, car il existe des « enjeux financiers du prêche des acteurs musulmans sur les réseaux sociaux numériques19. D’après le sociologue Raphaël Liogier, les autres « grandes » religions connaissent moins ce phénomène. Il déclare : « Ces imams qui prêchent sur YouTube, c'est un phénomène qui touche au développement personnel. C'est rempli de conseils et assez éloigné des sermons habituels. Dans les autres "grandes" religions, il n'y a pas cet aspect développement personnel »20. Développement personnel, monétisation, mais aussi influence politique, car Eljay prend clairement position pour la Palestine et pour la cessation des massacres à Gaza (« les civils qui subissent des bombardements, des agressions » (0:16)) et il établit un lien avec l’histoire islamique en déclarant que « dans le passé comme dans le présent on continuera de condamner les attentats […] peu importe [la] religion » (0:27).
Enfin, une autre réalité qui n’existait pas au temps de la naissance de l’islam est celle du pouvoir et du danger du jeunisme (3:02) et de leur autorité et capacité d’influer de grands changements politiques et sociétaux, chose particulière à notre contemporanéité car issue de l’individualisme, de l’égalitarisme et de l’évolution des droits de l’homme et du citoyen. Eljay met en garde que le caractère émotionnel et impatient des jeunes risquerait d’importer le conflit politique et interreligieux en France et que « les imams sont courageux car pour être imam aujourd’hui il faut un minimum de courage avec toute la pression, les sacrifices et les menaces » (3:30), menaces qu’ils subissent aussi bien des radicaux islamistes que des anti-religieux.
3. Réflexion personnelle sur le phénomène des prêches islamiques en ligne
La biographie d’Eljay en tant que figure publique soulève certains questionnements quant à l’authenticité de ses propos. Rappelons que le parcours académique de Rachid Eljay, né à Brest en 1980, reste obscur. Cet article de presse va dans ce sens : « Plusieurs sources relèvent qu'il serait autodidacte en matière religieuse. D'autres disent qu'il aurait été formé par son père, lui-même imam auto-proclamé, d'origine marocaine. Ce qui est sûr, c'est qu'il a pris la tête de la mosquée Sunna en 2004, lorsque le précédent imam, Abdelkader Yayia Cherif, a été expulsé de France pour avoir appelé au djihad ».21 Pourtant, « Rachid Abou Houdeyfa se dit [...] opposé à la violence. Après les attentats de Paris, il a posté une vidéo où il condamne le terrorisme ».22 Son passé de penseur radical qui s’est ensuite adouci lui a valu d’être blessé par balle devant sa mosquée, menacé par Daech (acronyme du mouvement radical de l’État Islamique) car il véhiculerait « des discours en phase avec les valeurs de la République ».23 Cet autre article de presse assure qu’il « est un jeune prédicateur qui s'est fait connaître en 2015 pour sa proximité avec le courant salafiste24 et ses nombreuses vidéos polémiques sur internet, avant de revendiquer un islam plus modéré et compatible avec la République ».25 Selon un autre article, « en 2016, Rachid Eljay semble opérer un véritable tournant en s'inscrivant à Rennes à une formation civile et civique - un diplôme universitaire ("Religion, droit et vie sociale") - et en assurant observer un islam du "juste milieu"»26. Son personnage est donc « aussi influent que controversé »27. A mon sens, ce n’est pas son personnage qu’il faut juger, mais notre réflexion devrait porter sur le discours en soi, l’origine de ce discours et le but ultime de ses effets de réception. Car si la réforme islamique du 20e siècle a pris deux voies, celle de l’islam politique et celle de l’islam critique et moderniste28, le discours ambigu de Eljay, à cheval entre ces deux courants (et sa biographie également), mérite une recherche plus approfondie. S’inscrit-il véritablement dans un discours réformiste humaniste, qui « ramène l’ijtihad à un niveau humain » et qui propose une « nouvelle interprétation de l’islam et du droit islamique »29 ?
Pour pousser notre analyse plus loin en parlant d’humanisme, ce phénomène de prêches islamiques en ligne a mis en évidence la particularité d’affinité humaniste et chrétienne de son auditoire. Dans cet ordre d’idée, nous pouvons relever que certaines valeurs associées à la religion semblent se heurter à celles du numérique. Cette analyse est subtile, car Benjamaa a pu observer « l’action d’un filtre interprétatif « chrétien » sur les enquêtés de confession musulmane. Or, l’imam et le prêtre ont des injonctions et responsabilités différentes »30. Il existe donc des glissements culturels dont font l’objet les croyants usagers des outils numériques et ces derniers « ne sont pas sans rappeler les réflexions autour de l’impérialisme occidental et de son influence sur les systèmes de pensée des personnes de culture orientale et plus largement africaine ». Un exemple de cela est la condamnation de la richesse matérielle et des lois trop rigides, alors que la pensée islamique ne condamne pas une gestion monétaire bien organisée et équanime ni le suivi de lois qui amènent l’ordre dans la société et l’humanité. Ces enjeux de domination culturelle dont les croyants sont imprégnés m’ont paru très pertinents. Benjamaa le résume ainsi : « Le statut de musulman français hybride des filtres interprétatifs multiples (culture française, confession musulmane, contexte postcolonial, langue arabe et française, traditions orientales et africaines etc.) »31. Mais cela ne justifie pas le fait que certains imams du numérique « usent de leur audience afin de proposer à leurs communautés différents types de produits et de services annexes à leurs activités principales »32.
D’autre part, l’influence d’Eljay au sein des communautés musulmanes de France serait, pour le chercheur Pierre Sautreuil, « un signe positif, un exemple vivant de la possibilité de sortir de la radicalité religieuse »33. Cette assertion me paraît valable mais exige une recherche plus détaillée des réseaux avec lesquels Eljay collabore ou qui le financent. Est-il un penseur et prêcheur islamique indépendant ? Est-il réellement humaniste et abonde-t-il dans ce sens que l’« islam peut devenir humaniste » comme le déclare la professeure Leila Tauil au sujet du penseur Arkoun34 ? Ou alors son intention implicite est de soutenir des positions politiques extrêmistes et des groupes religieux radicaux qui considèrent les dogmes islamiques « comme des volontés divines anhistoriques et sacralisées »35 et qui ne s’adapteront jamais aux contextes organiques et dynamiques du présent ?
Enfin, l’appel d’Eljay à soutenir les opprimés (6:47) et sa remarque qu’« il y a même des non musulmans qui soutiennent nos frères et sœurs opprimés » (7:05) soulève la question suivante : pourquoi les musulmans ne soutiendraient pas aussi les opprimées juifs et du monde entier et les considéreraient-ils pas comme frères et sœurs ? Le déterminant possessif « nos » frères et sœurs me paraît exclusif et communautariste et n’entrerait pas dans l’universalisme du penseur Farid Esack : « Pour Esack, la véritable différence ne réside pas entre musulmans et chrétiens, mais entre ceux qui, quelles que soient leurs confessions, luttent pour la justice et ceux qui soutiennent l'oppression »36. Le concept d’Esack de solidarité interreligieuse contre l'oppression me semble profondément islamique et anti-castes, en anéantissant le fossé entre groupes humains privilégiés et non privilégiés. Toutefois, il est vrai que dans la Charte de Médine on peut retrouver ce caractère communautariste : « Il y a de l’entr’aide (nasr) contre quiconque entre en guerre avec le peuple de ce document. Entre eux existe une amitié sincère (nas’h wanasihah) et une façon d’agir loyale et non la trahison »37. Mais nous pourrions soulever cette question : la wilayat, cette « alliance et […] solidarité des musulmans les uns avec les autres », est-elle exclusivement musulmane ?38
En conclusion à notre analyse critique du discours d’Eljay, nous pouvons asserter que, dans une réalité contemporaine où Internet est devenu la continuité de nos vies, il est évident que l’aspect spirituel et religieux de l’humanité s’y retrouve également. Au-delà d’un jugement à prononcer sur la véracité du personnage d’Eljay, positionnons-nous plutôt sur les soulèvements critiques que son discours génère. Il fait parler de religion, de spiritualité, de morale ou d’éthique, et réveille ainsi l’apparat critique de la raison et du cœur en ses auditeurs. Personne ne saura jamais ce qui est bien ou mal comme constat définitif et inflexible par rapport aux événements dans le monde, et personne ne saura jamais (à part Dieu) qui est véritable « musulman », et d’en parler et de s’en remettre à l’intelligence supérieure divine par la prière pour en écouter les réponses de Dieu ne peut que nous amener à plus de sagesse de discernement. Comme le réformateur al-Kawakibi (1854-1902) qui insistait sur la nécessité d’un islam réformé intégrant les progrès modernes tout en restant fidèle à ses racines spirituelles et éthiques (Corm 2016, 126), Eljay porte un discours combinant tradition et modernité. Et comme le postulait le penseur Abduh dans son Traité de l’Unité, « le véritable esprit de l’islam favorise une société juste, harmonieuse et ouverte à la modernité » (Cruz Hernández 2005, 805-25). Cependant, ce n’est pas parce qu’Eljay use de technologies modernes que sa vision islamique est nécessairement réformée. Cette recherche nous permet donc de mieux comprendre les origines et l’évolution des mouvements modernistes et réformistes dans le monde musulman actuel, redéfinissant les idées de liberté, d’humanisme et de nation. La nation religieuse supra-tribale, la Umma, outrepasse-t-elle la nation de l’État et peut-être même la notion de l’Etat ? Nonobstant les mouvements de la réforme islamique39 tentant de réconcilier les valeurs traditionnelles avec les idéaux occidentaux de gouvernance et de droit civil, il me semble qu’une réforme contemporaine de l’islam, similaire à la réforme protestante du 16e siècle, pourrait amener l’usage de la méthodologie historico-critique (en intégrant les processus d’historicisation, d’absolutisation et d’essentialisation)40 et de l’herméneutique coranique plus loin, et peut-être aller encore plus loin que la réforme du christianisme, car les enjeux ne sont non plus européocentrés (comme ce fut le cas pour la réformation protestante), mais mondiaux. Si l’on poursuivait une « islamologie appliquée » (Arkoun) qui oserait redimensionner les notions d'Etat et d'argent, pour une Umma universelle qui serait identique à l’idée d’Eglise universelle ou « corps de Christ » (1 Cor 12:12-27), on amènerait la pensée islamique là où la pensée réformée protestante s’est arrêtée, car bien que s'étant émancipée du pouvoir des institutions religieuses romaines, le protestantisme s'est soumis au pouvoir de l'Etat et du système bancaire. Le penseur Soroush (1945-) le rappelle ainsi : « La connaissance religieuse, bien que dérivée de sources divines immuables, demeure une interprétation humaine sujette à évolution. […] Elle se contracte et s’étend en fonction du contexte historique, social et des avancées scientifiques »41. Si la pensée réformiste islamique arrive à aller au bout de ce chemin d’intégration du contexte actuel qui est mondial, interculturel et interreligieux, elle réussira à contribuer au rassemblement de toutes les religions et spiritualités (et même les athéismes), car elle entrera dans ce rassemblement de toutes celles et ceux qui croient et luttent pour l'anéantissement des castes (religieuses, économiques, politiques, sociales), apparentes comme cachées, cœur du problème de division de l’humanité. Pour Soroush, une religion authentique doit être une religion d’amour, de compassion et de justice, en opposition à toute forme de dogmatisme ou d’exclusion (Benzine 2004, 74-84)42. Les castes structurales et systématiques de nos sociétés sont la représentation même du dogmatisme et de l’exclusion. Dans ce renouveau islamique et cet islam dynamique, cet amour pour Dieu, pour son prochain et pour le monde pourrait être vécu dans ce sens étymologique de l’agapê grec, à savoir « le soin et l’amour de quelqu'un se trouvant dans une position supérieure envers quelqu'un qui se trouve dans une position inférieure »43.
1 Disponible sur la chaîne officielle de Rachid Eljay : https://www.youtube.com/watch?v=KK7F0SiMWk4&t=303s.
2 Le pacte de la Constitution de Médine (an 622) établit une nouvelle communauté supra-tribale appelée la Umma, dans laquelle la solidarité religieuse primait sur la solidarité tribale, autrefois fondée sur la généalogie paternelle (nasab). Cette communauté permettait aux nouveaux convertis de rejoindre librement la société islamique. Certains auteurs soutiennent que les tribus juives non converties de Médine furent également incluses dans ce pacte.
4 Ghizlane Benjamaa, « Monétiser le prêche en ligne : idéologies plurielles et conflits symboliques chez les musulmans français », Paris, Quaderni 111, 2024, p. 63-82.
5 Roland Barthes, « Rhétorique de l’image », Communications, n° 4, 1964, p. 40-51.
6 Jean-Jacques Boutaud, Sémiotique et communication : du signe au sens, Paris, L’Harmattan, 1998.
7 Heidi Campbell, « Surveying theoretical approaches within digital religion studies », New media & society, vol. 19, n°1, 2017, p. 15-24.
8 Subhanahu wa ta'ala (en arabe : ىلاعتو هناحبس الله) est une expression islamique qui veut dire « Dieu Gloire à Lui, le Très-Haut ».
9 L'expression qui apparaît à la minute 1:21 « Allah nous suffit comme le seul garant » se réfère au Coran 3, Al-Imran, Verset 173) معنو للَّٱ انبس
10 L'expression Kun fa-yakûn apparaît à la minute 1:13 vient du Coran et signifie en arabe : « Sois, et cela est ». Cette expression se trouve dans plusieurs versets du Coran, notamment : Sourate 36, Ya-Sin, Verset 82 : « Lorsqu'Il veut une chose, Son commandement consiste à dire : ‘Sois’, et cela est. » ( نوكيف نك هل لوقي نأ ائيش دارأ اذإ هرمأ امنإ)
11 L'expression qui apparaît à la minute 2:17 est un hadith rapporté par Muslim « Certes, Shaitan a désespéré de voir ceux qui prient dans la péninsule arabique l’adorer. Mais il s’emploie à semer la discorde entre eux. »
12 Shitan est la traduction en arabe de Diable.
13 Elisa Banfi, Introduction à l’histoire de la pensée islamique, Leçon 3, Université de Genève, 2024, p. 2.
14 L’expression qui apparaît provient du Coran, plus précisément de la Sourate 13, Ar-Ra’d, Verset 11. Voici le verset en arabe et sa traduction : ام اوريغي ىتح موقب ام ريغي لَ للَّٱ نإ مهسفنأب "En vérité, Allah ne change pas l'état d'un peuple tant qu'ils ne changent pas ce qui est en eux-mêmes."
15 Elisa Banfi, Introduction à l’histoire de la pensée islamique, Leçon 5, Université de Genève, 2024, p. 1.
16 Ghizlane Benjamaa, « Monétiser le prêche en ligne : idéologies plurielles et conflits symboliques chez les musulmans français », Paris, Quaderni 111, 2024, p. 63-82.
17 Ghizlane Benjamaa, « Monétiser le prêche en ligne : idéologies plurielles et conflits symboliques chez les musulmans français », Paris, Quaderni 111, 2024, p. 63-82.
18 Ibid.
19 Ibid.
20 Ibid.
21 Eschapasse, Baudouin, « Qui est Rachid El Jay, l’imam visé par une tentative d’assassinat ? » Le Point. 28 juin 2019. https://www.lepoint.fr/societe/qui-est-rachid-el-jay-l-imam-vise-par-une-tentative-d assassinat-28-06-2019-2321560_23.php.
22 « Rachid Abou Houdeyfa, un imam qui divise ». 2015. Franceinfo. 2 décembre 2015.
https://www.francetvinfo.fr/societe/religion/rachid-abou-houdeyfa-un-imam-qui divise_1202617.html.
23 Kristanadjaja, Gurvan. s. d. « Pourquoi ces 5 imams cartonnent sur YouTube ». Libération. Consulté le 13 décembre 2024. https://www.liberation.fr/france/2016/02/08/pourquoi-ces-5-imams cartonnent-sur-youtube_1429862/.
24 Le salafisme, mouvement réformiste traditionaliste, prôna un retour aux enseignements des salaf al ṣāliḥ (pieux ancêtres), considérés comme l’incarnation d’un islam pur et authentique.
25 Ibid.
26 Kristanadjaja, Gurvan. s. d. « Pourquoi ces 5 imams cartonnent sur YouTube ». Libération. Consulté le 13 décembre 2024. https://www.liberation.fr/france/2016/02/08/pourquoi-ces-5-imams cartonnent-sur-youtube_1429862/.
27 Sautreuil, Pierre. 2019. « L’itinéraire de Rachid Eljay, l’imam blessé par balles à Brest ». La Croix, 28 juin 2019. https://www.la-croix.com/Religion/Litineraire-Rachid-Eljay-limam-blesse-balles-Brest 2019-06-28-1201032090.
28 Elisa Banfi, Introduction à l’histoire de la pensée islamique, Leçon 7, Université de Genève, 2024, p. 3.
29 Vahid Khoshideh, Compatibilité ou opposition entre la notion d’Universalité des Droits de l’Homme et le Coran ?, Université de Genève, 2018, p. 17 et 19.
30 Ghizlane Benjamaa, « Monétiser le prêche en ligne : idéologies plurielles et conflits symboliques chez les musulmans français », Paris, Quaderni 111, 2024, p. 63-82.
31 Ibid.
32 Ibid.
33 Sautreuil, Pierre. 2019. « L’itinéraire de Rachid Eljay, l’imam blessé par balles à Brest ». La Croix, 28 juin 2019. https://www.la-croix.com/Religion/Litineraire-Rachid-Eljay-limam-blesse-balles-Brest 2019-06-28-1201032090.
34 Vidéoconférence « L'œuvre de Mohammed Arkoun », présentée par Leila Tauil spécialiste de la pensée de Mohammed Arkoun https://www.youtube.com/watch?v=bPxWvEuLDek.
35 Ibid.
36 Elisa Banfi, Introduction à l’histoire de la pensée islamique, Leçon 6, Université de Genève, 2024, p. 13.
37 Watt, 2017, p. 478.
38 Imam Khamenei, premier sermon, le 04 octobre 2024, https://french.khamenei.ir/news/14495 consulté le 13 octobre 2024.
39 Le concept de réforme, al-islah, dérive du verbe aslaha (améliorer).
40 Vidéoconférence « L'œuvre de Mohammed Arkoun », présentée par Leila Tauil spécialiste de la pensée de Mohammed Arkoun https://www.youtube.com/watch?v=bPxWvEuLDek.
41 Elisa Banfi, Introduction à l’histoire de la pensée islamique, Leçon 7, Université de Genève, 2024, p. 5.
42 Ibid., p. 6.
43 Alexandre Roduit, professeur de Grec Ancien, Université de Genève, 2024.
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