Inégalités économiques et solidarité mondiale selon l’éthique de Dietrich Bonhoeffer
- Claudio Da Silva
- 23 mars
- 15 min de lecture

À notre époque et dans le monde, soixante individus détiennent autant de richesses que la moitié la plus pauvre de l’humanité1. Si l’humanité a fait preuve de progrès considérables dans la lutte contre la pauvreté au cours des trois dernières décennies en sortant plus d’un milliard de personnes de la pauvreté extrême, « la part du revenu mondial perçue par la moitié la plus pauvre de l’humanité n’a guère évolué au cours de cette période, bien que la production économique mondiale ait plus que triplé depuis 1990 »2. Les inégalités - sous toutes leurs formes, liées au revenu, à la situation géographique, au genre, à l’âge, à l’origine ethnique, au handicap, à l’orientation sexuelle, à la classe sociale, à la religion, et plus récemment celles liées à l’accès aux technologies en ligne et mobiles - nuisent au progrès économique, ce qui contribue à aggraver les disparités sociales. Ainsi, nous nous intéresserons, dans cette analyse, à la problématique des inégalités économiques et de la solidarité mondiale, en la confrontant à l’éthique de Bonhoeffer. Quels sont les aspects de cette éthique qui permettent de résoudre, ou non, certaines questions par rapport aux inégalités économiques ? Plus précisément, quelle approche (nous n’aurons l’occasion ici d’en choisir qu’une seule) de la vision bonhoférienne nous permet de mieux comprendre comment nous positionner face aux inégalités économiques, et comment cette approche peut-elle améliorer la solidarité mondiale ?
1. L’éthique de la responsabilité, élément central de l’éthique de Bonhoeffer
Le monde dans lequel nous vivons « s’est radicalement individualisé, a liquidé la conscience de classe qui prévalait dans de nombreuses catégories de la population – tout en accroissant des phénomènes identifiés par Marx comme étant au cœur de l’antagonisme de classe : internationalisation, utilisation du pouvoir politique à des fins de préservation d’intérêts privés (Hacker et Pierson, 2011) »3. Cette individualisation, qui est devenue même une individuation, va de pair avec une exigence d’égalité pour tous les individus. En effet, l’égalité est et reste centrale dans la dynamique démocratique contemporaine, mais cette égalité est mise en péril par l’avancée des inégalités (Rosanvallon, 2011). Ces inégalités nous séparent plus qu’elles nous rassemblent, et « nous nous sentons privilégiés, défavorisés, discriminés ou méprisés « en tant que » : en tant que salarié, en tant que précaire, en tant que jeune, vieux, femme, immigré, etc. »4. Ainsi, ces fonctions ou rôles sociaux que l’on porte font directement partie d’un système de rapport d’autorité (que nous élaborerons plus loin) et relèvent de notre responsabilité individuelle comme collective. Bonhoeffer développera cette notion de « responsabilité » par son expérience et ses engagements durant la Deuxième Guerre Mondiale. Pourquoi un tel engagement activiste qui lui a valu la mort ? Le théologien André Dumas suggère que l’œuvre de Bonhoeffer « recherche [le] caractère concret du commandement de Dieu, qui est structure de l’ici-bas et non idéal de l’au-delà »5, du « comment le devenir réalité de la révélation christique s’effectue [...] dans le monde concrètement »6. Ainsi, nous développerons la notion de « responsabilité » que l’humain porte face aux inégalités économiques et comment cette responsabilité peut acter une solidarité mondiale dans la réalité pratique et concrète de notre monde contemporain.
L’éthique de la responsabilité ne vient pas de nulle part. Bonhoeffer développera quatre grands thèmes dans son éthique : « 1) substitution ou représentation ; 2) conformité à la réalité ; 3) prise en charge de la faute ; 4) liberté »7. La notion de « responsabilité » semble faire partie principalement du quatrième thème mais elle inclut toutefois les trois autres. Bonhoeffer déclare : « le bien en tant qu’acte responsable s’accomplit dans l’ignorance du bien, dans l’abandon de l’acte nécessaire, et pourtant libre, à Dieu qui regarde le cœur, pèse les actes et dirige l’histoire »8. En conséquence, nous pouvons remarquer que ce ne sont pas les actes en tant que tels qui constituent le noyau de cette éthique, mais « Dieu qui regarde le cœur », qui rend ces actes « libres ». La question de la responsabilité est donc intimement reliée à celle de l’amour et de la liberté, et se structure, selon Bonhoeffer, « dans une perspective de relation, entre situation concrète et réalité du Christ »9, incluant ainsi les relations harmonieuses entre les humains (dont la solidarité mondiale) et les prévenant des inégalités (économiques selon notre thème). Les inégalités économiques emprisonnent donc les rapports humains et les détruisent. Quant à la solidarité mondiale, elle les libère pour construire un meilleur monde, un monde de la « réalité dernière » (eschatologique mais déjà ici en même temps). Nonobstant ce fait, il est important de soulever que l’éthique de Bonhoeffer n’est pas « universaliste » et donc n’a pas comme cible ou référant « le monde » en tant que tel, le terme « mondial » n’a que peu de consistance pour Bonhoeffer. Pour lui, ce sont nos relations les plus proches et la réalité locale et immédiatement environnante qui représente le champ d’action véritable de l’humain. Le particulier, le concret et le proche tangible l’emporte sur la notion de groupe indistinct, de communauté indéfinie ou d’universel comme chez Kant ou Hegel. Tout bien pesé, pour la rendre plus bonhoefférienne, notre thématique pourrait s’intituler plutôt : « inégalités économiques et solidarité humaine ».
En outre, si l’on applique le modèle standard (imputatio) de la responsabilité10 selon Weber à notre thématique, on pourrait dire que l’humain [acteur] est responsable de la solidarité mondiale/locale [conséquence] par la remise de son être tout entier à la volonté de Christ ou « rencontre spécifique avec le Christ » [critère normatif] devant Dieu et aucune autre autorité ni institution [instance], à l’appel de transformer tout rapport d’inégalité en rapport d’amour [l’appel] avec les êtres vivants de son entourage (le destinataire). Toutefois, Bonhoeffer ne croit pas à la responsabilité étant une imputation, une réalité toujours causale. Il parle plutôt de responsio, à savoir que l’on embrasse et accepte les événements et relations du quotidien et, après les avoir absorbés en Christ (la foi de la rencontre), on laisse Christ répondre (la foi de la suivance) à travers nous « soit en perpétuant, soit en modifiant ces relations »11. Dans notre situation des inégalités économiques, il faudrait donc s’en remettre à Christ puis, soit perpétuer nos actions qui aident à la solidarité, soit modifier celles qui exacerbent les inégalités économiques, soit les deux.
Pour affiner notre analyse de la responsabilité, ajoutons que pour Bonhoeffer, il y a double responsabilité : non seulement savoir de quoi nous sommes responsable par nos actions (celles qui génèrent les inégalités économiques ou la solidarité mondiale), mais aussi de quoi nous sommes responsable simplement par notre existence. Cela signifie que le simple fait d’exister génère des inégalités ou de la solidarité. Il s’agit alors de se maintenir dans une vigilance et une attention constantes à se donner à Christ à chaque instant de l’existence, et non seulement aux moments d’actions. La solution aux inégalités ne peut pas se trouver uniquement dans des programmes politiques solidaires, des lois économiques durables, des comportements de consommation consciente ou des relations sociales plus égalitaires. Pour Bonhoeffer, ce n’est que la moitié de la responsabilité ou sinon moins, car tout doit découler de notre existence remise dans l’existence de Christ. Le problème des inégalités économiques n’est donc pas phénoménologique, mais essentiellement ontologique. Cela renvoie à un autre point central de l’éthique de Bonhoeffer, qui est celui lié au « Qu’est-ce que l’être? » heideggérien, car les inégalités économiques sont révélatrices d’une méconnaissance de cet « être » justement, qui va, pour cette raison, agir de manière erronée et destructrice (voir l’œuvre « Acte et être de Heidegger »). Bonhoeffer le formule ainsi : « la responsabilité pour le Christ [conséquence] devant les êtres humains [instance] est la responsabilité pour ceux-ci devant Christ [instance]; c’est en cela seulement qu’elle est la responsabilité de moi-même [acteur] devant Dieu et devant l’être humain [instance] »12. Notons ici l’omission des critères normatifs, ce qui indique que la responsabilité est libre, ne dépend d’aucun critère normatif, d’aucune loi terrestre sinon la loi céleste (« commandement de Dieu »), et que c’est par la prise en charge de la faute ontologique (christologie de la faute prise par Christ pour nous libérer) que nous pouvons vivre cette liberté. Mais cette éthique christocentrée est-elle encore valable dans nos sociétés laïcisées et sécularisées ? Nous tenterons une réponse dans la deuxième partie de notre analyse.
De surcroît, développons cet aspect de la responsabilité liée à la volonté divine. En effet, cette liberté de l’humain dont on a parlé, est limitée, par la volonté de Dieu. La responsabilité a donc pour conséquence d’être mise en pratique par ce que Bonhoeffer appelle « le commandement de Dieu » (la volonté divine ou « conformité à la situation donnée »13) sous la forme de « quatre mandats, le travail (et la culture), le mariage, l’autorité politique et […] l’Église »14. Pour Bonhoeffer, l’économie se subdivise en travail (culture) et mariage (famille), perspective héritée de la civilisation grecque qui considérait l’économie de la famille comme le microcosme de l’économie macrocosmique de la cité. Bonhoeffer nous rappelle qu’« Adam doit [a la responsabilité de] « cultiver et garder » le jardin d’Eden (Gn 2,15) »15. Les inégalités économiques sont donc des signes d’un jardin terrestre mal entretenu. Aussi, ces dernières sont directement engendrées par une gestion non éthique du mandat du travail, et indirectement par les autres mandats. Il faudrait donc revisiter les conditions et la gestion des emplois et du monde du travail pour parfaire les relations économiques et pallier à leurs inégalités.
Enfin, l’éthique de la responsabilité présente une composante bien particulière dans sa relation avec les instances et les lois : « il n’y a aucune loi [y compris économique] derrière laquelle le responsable pourrait s’abriter »16, à savoir que si une loi économique est injuste et génératrice d’inégalités, l’humain se doit (cela renvoie aussi au principe bonhoefférien d’obéissance), est responsable, de ne pas la suivre et d’entrer en résistance. C’est ce que Bonhoeffer a poursuivi. Il a résisté au régime nazi et aux positionnements inhumains de certaines églises et visions théologiques de son époque, ce qui lui a valu d’être arrêté puis assassiné deux ans plus tard, en 1945, sous ordre d’Hitler lui-même.
2. En quoi l’éthique de Bonhoeffer peut contribuer à la réflexion ou à la résolution du problème des inégalités économiques et de la solidarité mondiale ?
Le philosophe Martin Buber déclarait : “In the beginning is the relation”17. Dans le même ordre d’idée, l’éthique de Bonhoeffer est une éthique avec les autres. Bonhoeffer critiquera vivement la notion de “deus ex machina”, car Dieu n’est pas dans une autre réalité, il est dans la machine de ce monde, dans le concret de notre existence, ici et maintenant, dans une relation constante avec nous, et en relation dynamique avec le contexte dans lequel nous vivons. L’éthique de Bonhoeffer pose donc deux grandes questions fondamentales : comment parler l’éthique et comment justifier l’éthique chrétienne dans une société laïque ? Face au problème des inégalités économiques, nous pouvons toutefois observer un apport majeur de cette éthique pour notre contemporanéité religieuse comme laïque.
En premier lieu, rappelons que Bonhoeffer a eu l’occasion d’apprendre de professeurs représentants de la théologie libérale18. L’éthique de la responsabilité incorpore ainsi pleinement le contexte de la modernité, de la liberté individuelle comme collective, des notions de liberté de pensées et de croyance (dont la laïcité), ainsi que d’un rapport aux opprimés et aux non-privilégiés qui transforma certaines notions élitistes héritées de l’intellectualisme de la Réforme, « giving greater attention to the suffering of marginalized and vulnerable persons—those members of society who occupy “a view from below” »19. Bonhoeffer a voulu réintégrer la réflexion morale par rapport à l’« être » et le « faire » de l’individu comme de la société, en remettant cette réflexion dans ce centre de responsabilité ontologique et christologique. Le contexte économique actuel dénote aussi une particularité car les inégalités se transforment et changent de nature : « alors que [jadis] les inégalités de classes structuraient les conflits, les mouvements sociaux, la vie politique, les identités collectives et les principes de la solidarité, aujourd’hui, les inégalités se multiplient et s’individualisent. Nous sommes tous inégaux et singuliers »20. Ainsi, à ce caractère très « individualisé » et « singulier » des inégalités économiques actuelles, la notion bonhoefférienne du particulier et de l’individu en lien et en relation bienveillants et solidaires avec son environnement immédiat ne peut qu’être bénéfique et résout le caractère auto- et anthropocentrique de l’individualisme.
Deuxièmement, comme nous avons déjà pu l’esquisser, Bonhoeffer est contre les élitismes, mais pas la hiérarchie d’autorité. Pour lui, c’est tout « être humain [qui] est introduit dans l’élection divine, confronté directement au Christ »21. Le pharisien22 qui croit connaître le Bien et le Mal fait partie de cet esprit élitiste que Christ a combattu, et que Bonhoeffer nous demande de continuer de transformer. Ainsi, de l’élitisme, nerf des inégalités, il nous invite à passer à la solidarité, mais une solidarité infléchie par la notion d’autorité au travers de ce qu’il va conceptualiser comme « les mandats ». Bonhoeffer prône un activisme radical appelant tout humain à lutter contre l’oppresseur et toute forme d’oppression et d’abus de pouvoir. L’autorité et le pouvoir doivent être divins, et non pas humains. Les systèmes d’autorité humains doivent donc représenter cette autorité de Christ. Face à l’oppresseur politique, économique, religieux, l’Église doit aussi entrer en résistance : « L’Église doit rejeter cet empiétement de l’ordre étatique [et donc économique aussi], précisément en raison de sa meilleure connaissance de l’État [et de l’économie] et des limites de son action »23. Sa critique des institutions, directement liée à la notion de responsabilité, reste donc pertinente aujourd’hui dans un monde de polarité conflictuelle grandissante et de menace totalitaire par l’injonction grandement médiatisée à suivre un « Nouvel Ordre Mondial »24, bien que la notion bonhofférienne de hiérarchie (« l’autorité découle de la fonction sociale (parents, enseignants, etc.) »25) est devenue désuète et inadaptée à l’horizontalité égalitaire des droits de l’homme et de l’humanisme contemporain. L’assertion que sa doctrine des mandats ne serait pas uniquement une doctrine normative mais aussi descriptive car les structures de la société seraient soit-disant toujours là et qu’il faut faire avec sinon il n’existerait pas d’éthique, me paraît fataliste et erronée. Il est possible d’envisager une « réalité avant-dernière » d’interdépendance harmonieuse sans institutions, et sans argent, et sans fonctions sociales figées et systématisées, car l’humanité a vécu ainsi durant des millions d’années déjà. Avec les conditions matérielles et les avancées scientifiques et technologiques d’aujourd’hui, ainsi qu’avec l’interculturalité et l’expansion et l’universalisation des rapports géographiques humains, ce ne serait pas un retour en arrière tribaliste et protectionniste dû à la pénurie que de vivre en communautés d’entraide locale et ancrées dans le vivant de la nature, dans une économie du don, mais peut-être un début inédit de vie dans l’abondance pour tous, dans une solidarité et une égalité pleinement accomplie qui ne diffèrent peut-être pas de l’idéal parousique eschatologique et sotériologique.
Comme troisième point, relevons que pour Bonhoeffer, « les droits fondamentaux »26 sont prioritaires sur les devoirs, la politique et l’économique. Les pauvres et les oppressés sont donc à soutenir irrémédiablement et urgemment, même au détriment de nos rapports aux autorités terrestres. Cela renvoie aussi au « droit à la vie corporelle »27 pour tous, notion fondamentale pour Bonhoeffer. Mourir à cause de la pauvreté ou d’un manque de conditions matérielles et économiques décentes est une réalité prioritaire à transformer autour de soi et, en extension, dans le monde. L’exploitation et les inégalités économiques sont donc inacceptables. Et ce combat pour l’égalité exige une solidarité en fraternité et sororité. Pour le chercheur Samuel Murillo Torres, la théologie bonhofférienne réconcilie les victimes avec les oppresseurs, les pauvres avec les riches, et toute séparation de groupes et de communautarismes s’évanouit, car « it’s about humanizing what got dehumanized […] and it’s not about doing right or wrong, it’s about doing the will of God »28.
En fin de compte, cette préoccupation pour le prochain par l’« humanisation » envers lui est caractère d’amour. Bonhoeffer insistait que « l’amour, personnel, est ainsi supérieur à la vérité impersonnelle »29. C’est cet amour personnel qui nous permet d’outrepasser l’esprit et les actes individualistes personnels et communautaristes de notre époque teintée de ces dérives égotiques et égocentriques. Du reste, cet amour personnel est, pour emprunter un terme anachronique à Bonhoeffer, « holistique », car « c’est tout notre être, esprit et corps, que nous aimons Dieu et les frères »30. De plus, c’est un amour présentéiste et non dans un futur lointain ou un au-delà impalpable (vérité impersonnelle), car dans le « hic et nunc »31. Cette vision empêche de tomber dans le piège des dérives millénaristes eschatologiques prônant la venue d’un sauveur qui se fera roi du monde et utiliserait les instances terrestres pour asseoir son pouvoir totalitaire sur la population mondiale. En dernier lieu, cet amour qui vient de l’esprit, de la raison, du cœur et du corps représente peut-être la clé de ce paradoxe absolu que « la raison est confrontée à une tâche impossible : penser ce qu’elle ne peut pas penser »32. Car ce que la raison ne peut pas penser, l’esprit, le cœur et le corps le peuvent, par l’amour.
En guise de conclusion à notre analyse et au terme de notre parcours d’éthique de trois semestres ayant traversé les principaux courants de l’éthique, à savoir l’éthique aristotélicienne, dogmatique, utilitariste, conséquentialiste et l’éthique du don, nous pouvons asserter que Bonhoeffer a réévalué toute l’approche épistémologique de l’éthique, en y redéfinissant la perception du Bien et du Mal en la (re)plaçant dans sa dimension théologique, mais également en y redressant l’importance de « la relation et l’imago Dei »33. Ces deux derniers aspects génèrent une « justification transformative » et révolutionnent le regard que l’on peut avoir des exclus et des marginalisés et de tous les oppressés par les inégalités (non seulement économiques). En effet, là où se pose le regard de Jésus est là où doit se poser notre regard, non par imitation au Christ mais en laissant Christ regarder à travers nous. C’est un regard d’amour, car la responsabilité n’a pas de réalité en soi sans cet amour relationnel pour soi et pour l’autre, et cet amour n’est pas « nôtre », mais celui de Dieu à travers nous. Bonhoeffer le résume ainsi : « seul l’amour parfait de Dieu […] est capable de rencontrer la réalité [dont les inégalités économiques] et de la vaincre »34.
Certes, le terme « Christ » n’est plus accepté aussi facilement aujourd’hui dans les sociétés laïques, mais si l’on redéfinit ce terme par son acception de « Christ cosmique » qui ne serait pas cantonné à une religion chrétienne séparée de toute autre religion ou du monde athée, la donne serait changée, et peut-être plus proche de son intention orgininelle.
Enfin, Bonhoeffer a su rappeler à la théologie d’accompagner l’humain dans son rapport aux institutions, d’interroger « les institutions économiques pour favoriser les conditions d’un ordre plus juste au service d’un vivre-ensemble durable– cet objectif étant rendu crucial par la crise financière et les mutations énergétiques et écologiques que nous vivons [...]. [Cela] contribue à une transformation des structures injustes, déshumanisantes et insoutenables »35. Par le prisme de la notion de « responsabilité » et de relation entre le terrestre et le céleste, nous avons pu comprendre que, pour Bonhoeffer, il n’existe pas deux royaumes séparés (doctrine luthérienne), qu’« il n’y a pas deux réalités, mais une seule réalité ; c’est la réalité de Dieu révélée en Jésus Christ dans la réalité du monde »36. Cette réalité n’est compréhensible et tangible que par « les trois dimensions christologiques de l’éthique, [à savoir] l’incarnation, la croix et la résurrection »37, dimensions qui se retrouvent dans tous les phénomènes du vivant que nous encourons ou côtoyons chaque jour. Les inégalités économiques représentent un de ces phénomènes, et les aborder par la grille de lecture de l’éthique de la responsabilité de Bonhoeffer nous apporte des clés de compréhension et des pistes d’action importantes pour les résoudre. En pratiquant la solidarité humaine dans notre immédiat, nous atteindrons progressivement une solidarité mondiale. Cependant, nous vivons déjà cette « métamorphose »38, cette « transformation totale de la forme antérieure […], [ce] dépassement de la forme de l’être humain déchu » qui a établi des rapports de force inégaux au lieu de rapports d’amour équanimes et inconditionnels. Cette pratique est plus qu’une espérance. Elle est foi incarnée : foi humaine envers la grâce divine, et grâce divine en réponse envers la réalité humaine. La relation entre amour et justice offre donc des jalons pertinents dans la réflexion sur notre problématique. Et dans les moments les plus obscurs de notre « réalité avant-dernière », comme les conditions de guerres, de cataclysmes écologiques, de pauvreté brutale et omniprésente sur tous les continents que nous connaissons actuellement, nous pouvons nous rappeler cet optimisme sotériologique radical de Bonhoeffer : « Even the devil, unwillingly, must serve Christ, and, willing evil, must ever again do good »39.
1 François Dubet, Tous inégaux, tous singuliers, Paris, le Seuil, 2022, p. 14.
2 Revue des Nations Unies, « ONU75, 2020 et au-delà », New York.
3 Nicolas Duvoux, « Repenser la dialectique de l’égalité », Paris, Presses Universitaires de France, Sociologie 2012/4 Vol. 3, p. 421.
4 François Dubet, Tous inégaux, tous singuliers, Paris, le Seuil, 2022, p. 15.
5 Dietrich Bonhoeffer, Éthique, Genève, Labor et Fides, 2019, p. 10.
6 Ibid., p. 13.
7 Ibid., p. 17.
8 Ibid., p. 18.
9 Christian Schlenker, L’éthique de Dietrich Bonhoeffer, leçon 5, Université de Genève, 2024, Éditorial.
10 Ibid., diaporama leçon 5, Université de Genève, 2024, p. 6.
11 Ibid., diaporama leçon 1, Université de Genève, 2024, p. 9.
12 Dietrich Bonhoeffer, Éthique, Genève, Labor et Fides, 2019, p. 207.
13 Ibid., p. 213.
14 Ibid., p. 19.
15 Dietrich Bonhoeffer, Éthique, Genève, Labor et Fides, 2019, p. 50.
16 Ibid., p. 223.
17 Martin Buber, 1970, p. 69 as cited in Mottu, 2012, p. 82.
18 Christian Schlenker, L’éthique de Dietrich Bonhoeffer, diaporama leçon 1, Université de Genève, 2024, p. 16.
19 Matthew Puffer, « Towards a Theological Ethic of Intergenerational Responsibility », dans Bonhoeffer and the Responsibility for a Coming Generation : Doing Theology in a Time Out of Joint, London, T&T Clark, 2024, p. 110.
20 François Dubet, Tous inégaux, tous singuliers, Paris, le Seuil, 2022, p. 14.
21 Christian Schlenker, L’éthique de Dietrich Bonhoeffer, diaporama leçon 2, Université de Genève, 2024, p. 44.
22 Dietrich Bonhoeffer, Éthique, Genève, Labor et Fides, 2019, p. 254.
23 Christian Schlenker, L’éthique de Dietrich Bonhoeffer, diaporama leçon 1, Université de Genève, 2024, p. 34.
24 Voire l’impérialisme américain trumpiste et les positionnements mondialistes du Forum de Davos.
25 Christian Schlenker, L’éthique de Dietrich Bonhoeffer, diaporama leçon 7, Université de Genève, 2024, p. 15.
26 Ibid., diaporama leçon 6, Université de Genève, 2024, p. 62.
27 Dietrich Bonhoeffer, Éthique, Genève, Labor et Fides, 2019, p. 164.
28 Entrevue en ligne avec Samuel Murillo Torres, L’éthique de Dietrich Bonhoeffer, leçon 4, Université de Genève, 17.11.2024.
29 Dietrich Bonhoeffer, Éthique, Genève, Labor et Fides, 2019, p. 272.
30 Ibid., p. 276.
31 Ibid., p. 76.
32 Christian Schlenker, L’éthique de Dietrich Bonhoeffer, diaporama leçon 6, Université de Genève, 2024, p. 25.
33 Christian Schlenker, L’éthique de Dietrich Bonhoeffer, diaporama leçon 2, Université de Genève, 2024, p. 54.
34 Dietrich Bonhoeffer, Éthique, Genève, Labor et Fides, 2019, p. 61.
35 Cécile Renouard, « Amour et justice dans la vie économique », Paris, Revue d’éthique et de théologie morale, N. 270, Septembre 2012, p. 43.
36 Christian Schlenker, L’éthique de Dietrich Bonhoeffer, diaporama leçon 3, Université de Genève, 2024, p. 23.
37 Ibid., diaporama leçon 4, Université de Genève, 2024, p. 13.
38 Dietrich Bonhoeffer, Éthique, Genève, Labor et Fides, 2019, p. 263.
39 S.M. Torres, "Going Ahead" as real human beings in the Gemeinde : Bonhoeffer's Christological Form and Formation in Suffering and Dying", London, T&T Clark, 2023, p. 229.
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