L’époque contemporaine dans laquelle nous cheminons laisse surgir plusieurs questionnements et enjeux que nous pouvons mettre en parallèle avec la « méthode » de méditation transmise par Madame Guyon, cette « méthode sans méthode »[1]. En effet, trois siècles après leur parution, les écrits de cette mystique chrétienne (bien que réaliste et laïque en même temps !), apportent des clés de lecture surprenantes vis-à-vis de la spiritualité contemporaine, tant occidentale qu’orientale.
Afin de mener à bien notre propos, nous allons suivre notre analyse par le prisme de trois grandes tendances de la spiritualité dans nos sociétés contemporaines individualistes et technocrates. La première poursuit l’idée que Dieu est soit uniquement à l’extérieur de nous (point de vue adopté par la religion dogmatique), soit uniquement à l’intérieur de nous voire Dieu est nous-mêmes (l’anthropothéisme ou l’homme Dieu). Dans un deuxième temps, nous aborderons cette notion actuelle que c’est uniquement par le retour à la nature, une sorte d’ « écospiritualité » seule, que nous serons libérés de la souffrance de notre condition humaine actuelle. Enfin, la troisième tendance des spiritualités contemporaines est celle de considérer que la vérité, Dieu, et tout ce qui a trait aux valeurs, sont uniquement subjectives et qu’il n’existe donc pas d’Absolu indépendamment de nous-même. Les notions de bien et de mal sont ainsi anéanties non pas dans un esprit d’union, mais dans un esprit d’absence de morale collective, où seule la morale individuelle et subjective compte.
En premier lieu, relevons donc la vision de Madame Guyon vis-à-vis de la question d’où se situe Dieu. Pour elle, « la foi vive de Dieu [est] présente dans le fond de nos cœurs », « notre centre qui est le Sancta sanctorum »[2]. L’enjeu de la société individualiste contemporaine, extrêmement portée sur le moi narcissique et anthropocentrique, est de comprendre ce regard intérieur non comme le regard que l’humain porte de son nombril, de son ego, mais bien celui de son « âme […] ramassée en elle-même »[3]. Nous pourrions nous demander si les pratiques spirituelles de regard dirigé vers soi ne seraient pas promues et rendues célèbres de nos jours justement pour accompagner et alimenter la course folle de l’individu narcissique marchand qui ne marche plus mais court aveuglément vers une utopie de croissance économique infinie dans un monde de matières premières pourtant finies. Cependant, Madame Guyon fait bien la distinction entre cette compréhension intérieure égotique néfaste et destructrice et la compréhension intérieure altruiste saine et sainte. Si John Main commence son explication de la méditation en ces termes : « Pour apprendre à méditer, nous devons en premier lieu porter notre attention à nous-mêmes. Nous devons pleinement prendre conscience de qui nous sommes »[4], il précise cependant que c’est pour « apprendre à être présents à nous-mêmes d’abord, à développer une relation profonde avec nous-mêmes avant de pouvoir aborder avec sincérité notre relation à Dieu. »[5] Cette sincérité, Madame Guyon la couple avec la simplicité (oraison de simplicité ou 2e degré d’oraison[6]) et avec « l’abandon et la donation de tout soi-même à Dieu »[7]. Ainsi, ce n’est pas l’élévation de la personne qui est prônée, mais au contraire sa fonte dans le Divin pour en faire Sa volonté. Citons ici encore l’idée de « vide fécond » que Madame Guyon met en évidence dans ce processus spirituel qui amène à « la simple présence de Dieu » (3e degré d’oraison)[8], d’invitation à faire le vide de notre personne afin que le plein de Dieu puisse nous remplir. Pourtant, nous vivons dans une civilisation où nous poursuivons le contraire, le trop-plein d’humanité avec toutes ses distractions et ses dérives, et le vide de Dieu avec toute sa pénurie de sens, de joie vibrante et d’amour inconditionnel. Tous ces éléments de la méthode de Madame Guyon viennent ainsi contrecarrer certaines tendances contemporaines à l’anthropothéisme et au transhumanisme voulant que l’humain soit Dieu sans inclure que Dieu puisse être sans l’humain. Dans la tradition orientale, nous pouvons tirer le parallèle avec le soûtra bouddhiste du cœur : « la forme elle-même est vacuité, la vacuité elle-même est forme »[9]. Si l’on considère que la forme est le corps ou l’humain, et que la vacuité est l’âme ou le Divin, alors il se peut que l’un soit dans l’autre et l’autre dans l’un, mais les deux jamais véritablement séparés. L’humain ne peut donc pas être Dieu tout court. Il comporte Dieu en lui, et Dieu comporte l’humain en Lui. Ainsi, la flamme individuelle qu’est l’humain et le feu universel qu’est Dieu ne sont pas séparés l’un de l’autre, mais sont reliés et interdépendants par la Vie.
Deuxièmement, la tendance de diriger la spiritualité contemporaine vers un chemin de libération de la souffrance physique comme psychologique par le retour au naturel unique, une sorte de « naturocentrisme », peut également bénéficier de la sagesse de la « méthode sans méthode ». Etant donné que le 3e degré de cette méditation nous fait baigner dans « un silence plein », une « abondance »[10] par l’abandon de soi, nous nous retrouvons donc dans une dimension qui transcende la nature, car cette dernière est finie et temporelle et donc limitée. La loi d’entropie qui aboutit à la mort et qui génère la violence pour la survie et bien d’autres phénomènes non dénués de souffrance qui régissent la nature, est ici surmontée par cette loi d’abondance, cette « oraison infuse » dans « les bras de l’Amour »[11] et dans le « reposer devant Dieu », qui procure une « Sagesse [qui amène] tous biens […] avec elle »[12]. Bien qu'elle soit indispensable à la vie et au bonheur, qu'elle soit emprunte de force de vie - ce qui n'est pas le cas des objets et de la technologie - et qu'elle soit sans doute le summum de la beauté créée et créatrice de ce monde, et de ces faits elle doit être protégée par tous nos moyens, la nature divinisée est aussi une divinisation de l'extérieur, de la forme. Oui nous sommes aussi nature et donc elle n'est pas véritablement "extérieure" à nous, mais le divin en nous et le divin en la nature est le réel centre de tout, pas la nature à elle seule. Ne nous projetons pas et ne nous dispersons pas dans la création, mais rassemblons-nous plutôt en la source qui l'a créée. Le fait de rassembler nos sens dissipés par de multiples rayons extérieurs, en une direction centrale qui est celle d'un soleil encore plus majestueux, qui est le soleil de notre âme et de Dieu, permet une toute autre nature. Ce n'est là pas la fausse transcendance de la nature par la technologie (vision transhumaniste), mais la vraie transcendance de la nature par l'Amour qu'elle nous apprend et nous insuffle, en révérence et en respect immenses à elle qui nous fait grandir jusqu'à notre plein potentiel. Dans la tradition hindoue, cet aspect se retrouve par exemple dans la pratique de Pratyahara ou « retrait des sens » afin de trouver ce centre de tout, sagesses dans les écrits des Upanishads (Katha Upanisad) que Patanjali reprendra pour son système de yoga à 8 branches (Sutra II 54), qui deviendra la base de la plupart des traditions yoguiques contemporaines. Dans la tradition chrétienne, nous pouvons faire le parallèle avec ce que Jésus disait au sujet de l'eau, qu'il existe une eau naturelle qui certes assouvit notre soif momentanément, mais qu'il existe aussi une eau spirituelle ("eau vive") qui, elle, assouvit notre soif de manière éternelle (Jean 4).
Enfin, abordons l’aspect du nominalisme ou l’idée que les concepts absolus n’existent pas en tant que tels et que la vérité et la réalité sont purement et totalement subjectives. En effet, cette tendance de la spiritualité contemporaine ouvre la porte à la maxime « je fais ce que je veux » et, bien qu’ayant son fondement dans une préoccupation démocratique et d’horizontalité de la morale, elle ouvre cependant également l’autoroute à la justification et à la légitimation de toutes les atrocités et les destructions psychologiques comme physiques de ce monde. Si Madame Guyon propose aussi une démocratisation de la spiritualité où « vous prendrez votre vérité telle que vous la voudrez choisir »[13], elle se garde bien de ne pas tomber dans une subjectivité narcissique mais plutôt une sorte d’arrêt sur soi pour unir ce soi à Dieu. La dualité de bien et de mal que le nominalisme veut éradiquer maladroitement par le tout-subjectif, Madame Guyon ne l’éradique pas mais la parachève, l’accomplit en incluant et l’objectivité/l’extérieur et la subjectivité/l’intérieur. Cette unité ou « Sagesse » de réalité non duelle ne regorge d’aucun bien ou mal humain, mais les marie en un Bien Divin, car justement « tous biens sont venus avec elle »[14]. Ce Bien Divin est « le seul et unique pli de la simplicité qui enveloppe le dit et le non-dit »[15]. Il est à la fois absolu et relatif, un paradoxe qui ne peut être appréhendé que par ce qui est au-delà ou en deçà des mots et du mental, de l’émotionnel ou du corporel : l’âme. C’est le célèbre concept contemporain de Mindfulness[16], que je propose de nommer, en incluant la dimension divine qui le parachève, Godfulness. Dans la tradition orientale, notons les écrits de Sri Aurobindo sur le concept du Supramental[17] ou voie dans la dimension divine, qui aurait une dynamique ascendante (le mouvement vers notre intériorité spirituelle) et serait suivi d’une dynamique descendante (le mouvement vers notre extériorité spirituelle), où c’est alors le monde terrestre et physique qui serait finalement « divinisé », sorte de parousie de la manifestation du Royaume des Cieux sur Terre. C’est donc toutes les facettes de la société, le politique et l’ecclésial inclus (qui ont valu la condamnation de Madame Guyon)[18], l’économique et le social, le militaire et tout le reste, et même nos corps physiques, qui seraient imbibés, dans cette dimension d’incarnation complète et intégrale du divin, d’amour, de liberté et de bonheur, où nous ne sommes plus parce que nous pensons[19], mais où nous sommes parce que nous sentons, où nous sommes parce que nous « relationnons » (verbe qui manque cruellement dans notre dictionnaire de langue française) ; non plus un amour, une liberté et un bonheur individuel, mais collectif ou, plus exactement, individuel et collectif, ou encore plus exactement, un Amour, une Liberté et un Bonheur tout court.
En conclusion, Madame Guyon nous parle d’une spiritualité intégrale, qui englobe, réconcilie et marie toutes les facettes de l’être, individuel comme collectif. Notre premier enjeu qui parle de notre esprit (où est le divin ?), notre deuxième point qui parle de notre corps (amas de poussières atomiques venant de la nature, de l’univers), et notre troisième volet relatant du dialogue entre nos émotions et nos pensées (je fais ce que je veux ou ce que je crois), sont tous transcendés et « solutionnés » par sa « méthode » de méditation. Cette dernière est non seulement toujours d’actualité, mais offre une clarté imperturbable de sagesse qui, parmi d’autres clartés, permet à la spiritualité contemporaine de ne pas sombrer dans des pièges ténébreux lors de cette continuation de l’épopée de vie que l’humanité entreprend, tant bien que mal, espérons plutôt bien que mal. La prise de conscience de l’impermanence des phénomènes que la méditation apporte nous prépare certainement à l’acceptation de l’impermanence de notre civilisation humaine. Nous évoluerons et nous nous modulerons en de nouvelles formes, bien qu’au « fond », dans ce fond divin, tout est indissociable et demeurera uni à « cette réalité qui donne un sens, un contenu et une raison d’être à tous nos actes, comme à tout notre être »[20]. Peut-être un jour connaîtrons-nous une réconciliation apothéotique ici-bas, une réconciliation du corps et de l’esprit pour une vie complète et intégrale. Et, comme le déclarait Martin Luther King : « Dieu peut vaincre les maux de l’histoire. Leur contrôle ne lui est jamais ravi. […] Dans notre marche difficile et souvent solitaire sur la voie de la liberté, nous n’avançons pas seuls. Dieu marche avec nous. »[21] Cette marche, Madame Guyon l’a effectuée très seule, tout au long de sa vie, et même emprisonnée elle marchait toujours, à l’intérieur d’elle-même. Elle a contribué par la préciosité de son enseignement sauvé par la mémoire livresque, à nous encourager à ce que nous puissions, nous aussi, continuer cette marche, et cette fois-ci, espérons-le, ensemble.
Bibliographie :
[1] Madame Guyon, Oeuvres mystiques, D. Tronc, Paris, H. Champion, 2008, Préface [2] Ibid., Chap. II.2 [3] Ibid., Chap. II.3 [4] John Main O.S.B., Initiation à la méditation chrétienne, Québec, Le Jour, 2011, p. 33 [5] Ibid., p. 31 [6] Madame Guyon, Oeuvres mystiques, D. Tronc, Paris, H. Champion, 2008, Chap. IV [7] Ibid., Chap. VI.1 [8] Ibid., Chap. XII [9] Prof. Mariel Mazzocco, capsule vidéo “La méditation, entre Orient et Occident (I)”, Introduction à la spiritualité chrétienne, Leçon 2 [10] Madame Guyon, Oeuvres mystiques, D. Tronc, Paris, H. Champion, 2008, Chap. XII.3 [11] Ibid., Chap. XII.6 [12] Ibid., Chap. XIII.2 [13] Ibid., Chap. I.1 [14] Ibid., Chap. XIII.2 [15] Prof. Mariel Mazzocco, Éloge de la simplicité, Genève, Bayar, Labor et Fides, 2021, p. 8 [16] John Kabat-Zinn, Mindfulness For All, New York, Hachette Books, 2019 [17] Sri Aurobindo, The Integral Yoga, Wisconsin, Lotus Press, 1993 [18] in Les Femmes mystiques. Histoire et dictionnaire (dir. A. Fella), Paris, Bouquins, Robert Laffont, 2013, p. 418 [19] René Descartes, Discours de la méthode, 1635 [20] John Main O.S.B., Initiation à la méditation chrétienne, Québec, Le Jour, 2011, p. 33 [21] Martin Luther King Jr, La force d’aimer, Paris, Emprunte temps présent, Imeaf, 2013, p. 194
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